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Nicolas TILMAN  

« Pour courir, on n'a souvent besoin que d'un but. »

Penelope Williamson

 

Table
 
Table………………………………………………………………………………….5
 
Introduction…………………………………………………………………………..6
 
1. Technique…………………………………………………………………….9
1.1. Courir à pieds nus………………………………………………………...9
1.1.1. Avantage technique du style « pieds nus »……………………….10
 
1.2. Entraînement…………………………………………………………….12
1.2.1. Structure de détection……………………………………………..12
1.2.2. Intensité………………………...…………………………………13
1.2.3. Effet de groupe………………...………………………………….14
1.2.4. Altitude……………………………………………………………15
1.2.5. Repos……………………..……………………………………….16
1.2.6. Alimentation…………………………..…………………………..17
 
2. Morphologie……………………………………..…………………………..18
2.1. Chance génétique……………………………..…………………………18
2.1.1. Gène du sprint…………………………….………………………19
2.1.2. Trait drépanocytaire……………………….….….…………...…..21
2.2. Répartition des masses (hauteur du nombril)…....……………..………..22
2.3. Extrémités plus fines…………………………………………….………23
 
3. Psychologie / motivation………………………………….…………………24
3.1. Jeux olympiques Berlin…………………………………….……………24
3.2. Une manière de sortir de la pauvreté.……..…..…..….……..…………..27
3.2.1. Avantage du rudimentaire……………………………….………..29
3.2.2. Brièveté de carrière……………………………………………….30
3.2.3. Force d’exemple……………………………….……………….....30
3.2.4. Régression blanche……………………………………………….31
 
Conclusion…………………………………………………………………………..33
 
Bibliographie…………………………………………………………………..……36
 
 
 
Introduction
 
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : onze records du monde individuels en course à pied, soixante-six athlètes placés dans le top cent des meilleurs marathoniens en 2011.
 
Le Kenya n’a rien à envier aux autres nations. Ce petit pays pauvre de l’Afrique de l’Est produit les meilleurs coureurs du monde, du 800 mètres au marathon.
 
Plus surprenant encore, la majorité des bons athlètes kényans appartient à un groupe ethnique bien déterminé, les Kalenjins, qui ne représente que 0,06% de la population mondiale. Seule l’Ethiopie paraît encore vouloir concurrencer cette domination sans précédent. Les courses de fond1 des grands championnats se résument à un match Kenya-Ethiopie, arbitré par quelques pays d’Afrique du Nord qui tentent de suivre l’allure infernale. Il n’est pas étonnant de constater que la performance de ces deux Etats s’apparente, car ils sont voisins. Tous les coureurs cohabitent dans la même région, les hauts plateaux de la vallée du Rift, qui se situe au Kenya mais déborde néanmoins sur l’Ethiopie.
 
À des milliers de kilomètres de là vivent les hommes les plus rapides du monde. Des athlètes comme Usain BOLT, icône du sprint2 jamaïcain, capables de frôler les 45 kilomètres à l’heure en vitesse de pointe. L’espace géographique qui comprend les Jamaïcains englobe aussi aussi les Antillais, les Cubains, les Bahaméens, les Grenadiens et certains Nigérians ou Ivoiriens, car les habitants des Caraïbes sont des immigrés de l’Afrique de l’Ouest. Ce groupe ethnique est généralement appelé « West Africans » par la communauté scientifique.
 
En généralisant, on s’aperçoit que les Africains de l’Est dominent les épreuves de fond en athlétisme, alors que ceux de l’Ouest s’accaparent la quasi-totalité des médailles dans les courses de sprint. Cela ne laisse pas beaucoup de place aux Européens ni aux Américains. Pourtant il n’en a pas toujours été ainsi. Ce n’est que depuis la deuxième moitié du vingtième siècle que l’histoire de la course à pied s’écrit d’une encre toujours plus noire. La suprématie est telle que les rares Français ou Anglais à se distinguer dans le fond et le demi-fond s’appellent Mehdi BAALA,Mahiedine MEKHISSI, Bouabdellah TAHRI ou Mo FARAH.

 


 
1 Disciplines de course à pied allant du 5000 mètres au marathon.
2 Disciplines de course à pied allant du 60 au 400 mètres.

 
Confronter la performance sportive et la couleur de peau s’avère être un exercice très délicat, apparenté, selon Jean-Philippe LECLAIRE, auteur du livre Pourquoi les Blancs courent moins vite, à manier un briquet au-dessus d’une flaque d’huile. Il est en effet difficile d’aborder ce sujet en prenant garde à ne pas faire resurgir les fantômes des Jeux nazis de Berlin en 1936 ou de l’apartheid des stades sud-africains. L’idée est très répandue que les Africains possèdent un petit quelque chose en plus sur le plan physique. Certes, identifier des particularités génétiques ne constitue pas en soi une démarche raciste, mais cela peut engendrer les dérives que l’on connaît, pour être les témoins directs ou indirects de la seconde guerre mondiale. Le concept de race est particulièrement flou et ne doit en aucun cas reposer uniquement sur la couleur de la peau. Pour éviter la discorde, les généticiens modernes parlent de populations ou de groupes.
 
À certains moments dans mon travail, j’utiliserai des appellations comme « les Noirs » ou « les Blancs », que je considère comme des abus de langage, afin d’être plus clair. Les Noirs ne sont pas tous pareils, les Blancs non plus.
 
Si nos différences physiques sont évidentes, la communauté scientifique ne nous différencie pas tant que cela. Elle a en effet prouvé que deux individus pris au hasard, à n’importe quel endroit sur la planète, présentent un matériel génétique identique à 99,9 %. Des recherches plus poussées ont établi que la population mondiale descend d'un petit groupe d’une dizaine de milliers de personnes à peine, contenant toute la diversité génétique actuelle. Ce groupe issu d’Afrique a colonisé toute la terre il y a environ deux cent mille ans, avant de se mélanger avec l’homme de Neandertal.
 
Ensuite, les corps se sont peu à peu différenciés pour s'adapter aux conditions, notamment climatiques, de leurs différents lieux de vie. C’est ce qui explique la diversité de l’espèce humaine.
 
Malgré cela, nous sommes forcés de constater à quel point la domination des Noirs est écrasante dans toutes les disciplines de course à pied. Pourquoi est-ce le cas ? Pourquoi courent-ils plus vite que les Blancs ? Telle sera la problématique qui vous conduira au coeur de mon travail académique. Si j’ai choisi d’aborder ce sujet, c’est avant tout parce que je m’intéresse à l’athlétisme depuis des années. Je suis un grand amateur de course à pied, autant dans la pratique que lorsqu’il s’agit de regarder les derniers Jeux olympiques à la télévision. À vrai dire, cela me fait rêver.

 

J’aspire au plus profond de moi à me trouver de l’autre côté de la caméra, sur ce tartan que foulent les plus grands athlètes.
 
Je n’espère pas trouver une réponse rationnelle à cet avantage que possèdent les coureurs noirs. Il est évident que la conclusion de mon travail ne débutera pas par « Eurêka,… ». Comme le dit si bien Yannis PITSILADIS3, évoluant à l’université de Glasgow, la clé du mystère n’est pas à rechercher dans un facteur en particulier, mais dans un ensemble de facteurs. Ces éléments, que j’ai tenté de répertorier un à un dans mon travail m’auront aidé, je l’espère, à me forger une opinion claire.
 
Je vais donc entamer cet ouvrage en analysant la technique de course des coureurs kényans, mais aussi leur programme et leurs conditions d’entraînement. Cela me permettra de mesurer leur part d’inné, mais surtout ce qu’ils ont acquis en s’entraînant de la sorte.
 
Je m’intéresserai en deuxième lieu aux structures fédérales de détection, principalement en prenant l’exemple jamaïcain, pour montrer que les talents doivent se détecter tôt.
 
Mon troisième chapitre sera consacré à la recherche scientifique, qui a permis de relever toute une série de caractéristiques morphologiques favorables à la pratique de la course à pied pratiquée à un haut niveau.
 
Enfin, j’analyserai la composante psychologique de ces athlètes d’exception qui collectionnent les médailles mondiales et olympiques, en débutant par les Jeux olympiques de Berlin en 1936 jusqu’aux techniques de coaching actuelles. J’espère que ce travail vous passionnera autant que moi et qu’il vous aidera à mieux comprendre les exploits des athlètes noirs.
 
3 Ce docteur s’intéresse, entre autres, aux succès des Africains de l’Est en course à pied.
 
 
1. Technique
 
1.1. Courir à pieds nus

 
Malgré le fait que le Kenya produise de véritables talents en matière de course à pied, ce pays d’Afrique n’est pas exempté de la pauvreté qui touche une grande partie des états de ce continent. L’instruction y est néanmoins quasiment universelle, car l’éducation est au centre des discours politiques de cette ancienne colonie britannique. Les enfants kényans se rendent donc tous les jours à l’école. Pourtant, les parents de la majorité d’entre eux n’ont pas les moyens d’acheter un véhicule. Ces jeunes doivent donc se rendre à l’école à pied. L’achat de chaussures adéquates représente le même souci financier. Ils effectuent dès lors souvent ce trajet biquotidien, parfois long de dix kilomètres, sans chaussures. Les enfants prennent plaisir à courir en ribambelle dès les aurores, mais ne pensent certainement pas encore à devenir de futurs champions olympiques. S’ils courent, c’est avant tout car le chemin est long et qu’ils risquent d’attraper de coups de baguette sur les doigts en cas de retard à l’école. Courir s’avère donc être une réelle nécessité pour les enfants kényans, qui l’utilisent comme moyen de transport privilégié.
 
Inconsciemment, ceux qui se prédestineront à la compétition se forgent déjà un solide bagage. En effet, l’apprentissage de la course à pied ressemble à celui des langues : on réussit d’autant mieux que l’on commence tôt. L’imprégnation dès le plus jeune âge représente une importance capitale car c’est à ce stade que l’individu est le plus malléable. Et cela leur réussit. Une étude très rigoureuse réalisée par Yannis PITSILADIS a été en mesure de démontrer que 81% des quatre cents athlètes kényans de haut niveau étudiés s’étaient rendus à pied à l’école. Ces allers-retours auraient augmenté leur capacité VO2 4 max de plus de 30% !

Pour la petite anecdote, on raconte que l’Ethiopien Haile GEBRESELASSIE, double champion olympique et quadruple champion du monde sur dix mille mètres, court encore aujourd’hui avec un léger balancement du coude gauche car enfant, il devait parcourir une vingtaine de kilomètres avec ses livres sous le bras. Ces longs trajets
 

Auraient donc irrésistiblement contribué à la formation de ces élites mondiales. Alors que dans nos pays occidentaux, les gouvernements financent les campagnes de sensibilisation pour inciter la population à faire de l’exercice ! C’est dire le fossé qui nous sépare…
 
4 Consommation maximale d’oxygène. Les sportifs ayant une VO2 max élevée sont ceux qui présentent les meilleurs qualités physiques pour les sports d’endurance.
 
 
Néanmoins, ce phénomène n’est sûrement pas propre au Kenya. Partout dans le monde, des enfants se rendent à pied à l’école et n’obtiennent pas les mêmes résultats sportifs pour autant. Ce qui marque cette différence c’est qu’au Kenya, il existe une culture bien établie de la course à pied, qui leur fournit un terreau propice. Ceux qui s’en sortent grâce au football au Brésil s’en sortent là-bas avec la course à pied.
 
1.1.1. Avantage technique du style « pieds nus »
 
Si courir dès le plus jeune âge a permis aux Kényans d’augmenter considérablement leur consommation maximale d’oxygène, courir sans chaussures leur a donné un avantage beaucoup plus important : celui de courir en se fatiguant moins et sans se blesser. Pour illustrer ce phénomène, Adharanand FINN, lors de son voyage au Kenya pour essayer de percer le secret des hommes les plus rapides du monde, constate : « Dans chaque course (d’un cross local à Eldoret, au Kenya), une poignée des enfants portent des chaussures et ils finissent invariablement près de la queue du peloton, surtout dans les tranches d’âge les plus jeunes. »
 
Ce phénomène, qu’a étudié le scientifique Daniel LIEBERMAN en analysant la foulée des Kényans, montre que le style qu’ils ont adopté en courant sans chaussures est de loin le meilleur. Courir pieds nus force en effet tout individu à atterrir sur la pointe du pied en premier lieu. Il n’y a qu’à essayer pour en prendre conscience.
 
Au contraire, avec l’apparition des lourdes chaussures de course à pied modernes, les Occidentaux, entre autres, se laissent atterrir sur le talon. Ce geste nous semble plus familier, mais se révèle être néfaste en deux points.
 
Premièrement, cela nous freine, car la force de frottement avec le sol est plus élevée lorsqu’on pose le talon avant la pointe. Au contraire, le style pieds nus force le coureur à s’appuyer davantage sur l’avant du pied, ce qui réduit le frottement et le temps de contact avec le sol, donc augmente la vitesse. Les Kényans, qui courent en posant la pointe du pied en premier lieu depuis qu’ils sont petits, ont développé différemment certains muscles. Les mollets par exemple leur permettent d’avoir une foulée plus élastique. Ceci explique leur domination encore plus forte sur 3000 mètres steeple, où les athlètes doivent faire preuve d’une bonne détente afin de franchir les barrières et la rivière.
 
Deuxièmement, courir sans chaussures en déroulant le pied talon-pointe provoque une douleur qui n’est pas des moindres. En revanche, l’athlète chaussé pourra atterrir de cette façon sans avoir mal car l’amorti de la chaussure encaisse le choc. Néanmoins, celui-ci se révèle être extrêmement traumatisant. L’onde se propage en effet dans toute la jambe, allant jusqu’à la hanche et le dos. Selon Christopher MCDOUGALL, auteur du livre Born to Run, cela revient à placer un gant de cuisine sur un oeuf avant de frapper dessus avec un marteau.
 
Il semblerait donc que les chaussures de course à pied modernes soient ce qu’il y a de pire pour courir, malgré le double ou triple rembourrage fièrement exhibé par les marques de baskets. Elles provoquent en effet un faux sentiment de sécurité et font du tort à tout l’organisme car l’individu qui les porte ne se rend pas compte du mal qu’il se fait.

 

Ce phénomène est à l’origine de beaucoup de blessures chez le coureur occidental : fractures (du tibia entre autres), fasciite plantaire5, tendinopathie rotulienne6,… Celles-ci n’apparaissent que très rarement au Kenya, car les coureurs bénéficient tous du style pieds nus et évitent donc de telles lésions. Quand il leur arrive d’être blessé, c’est toujours moins grave : une tension des muscles ischiojambiers, une élongation des muscles du mollet, … Ils courent avec les mêmes chaussures que les Occidentaux, mais cela ne les empêche pas de poser l’avant du pied en premier lieu.

 

Le réflexe qu’ils ont acquis sans chaussures ne disparaît pas instantanément en se chaussant.
 
Selon le Dr. PITSILADIS, la plante du pied des Kényans est aussi résistante que les semelles de n’importe quelle chaussure. Ils pourraient marcher sur du verre sans se blesser car leur voûte plantaire est flexible et solide. Pour ceux qui n’ont jamais couru à pieds nus et qui ont la voûte du pied affaissée, enlever ses chaussures se révélera être un exercice douloureux à exécuter avec modération dans un premier temps.
 
5 Blessure au pied causée par un étirement ou une rupture du fascia plantaire, une membrane qui va du talon jusqu’aux orteils.
6 Forme de tendinite du genou.


De plus, le docteur prétend que courir sans chaussures diminuerait la consommation d’oxygène d’au moins 5%. Cela est sans doute lié à la théorie de Bengt SALTIN7, ultérieurement explicitée.
 
Les athlètes qui ont couru à pieds nus dans leur enfance, comme les Kényans, présentent donc de véritables ressorts inusables qui leur permettent d’atteindre la vitesse d’autres coureurs en se fatiguant moins.
 
1.2. Entraînement
 
1.2.1. Structure de détection

 
Pour former et produire de jeunes talents, il faut avant tout pouvoir les détecter. Le système de repérage en Jamaïque est particulièrement bien élaboré. Mis en place par le Dr ELLIOT8 qui avait déjà systématisé la détection des talents dans les campagnes jamaïquaines, il s’effectue surtout dans le cadre de compétitions interscolaires, présentées aux enfants dès leur entrée à l’école. Les Jamaïquains sont donc initiés à la course à pied, et au sprint en particulier, dès leur plus jeune âge. Chaque année depuis près d’un siècle, les élèves de tous les établissements scolaires du pays s’affrontent devant 50.000 spectateurs lors des « Boys and girls championships ».
 
Les meilleurs sont ensuite repérés par les clubs et se voient proposer une affiliation. C’est ce système qui a permis de détecter Usain BOLT, la star jamaïcaine et emblématique du sprint mondial, possédant trois records du monde (100, 200 et 4x100 mètres), six titres olympiques et cinq de champion du monde sur les mêmes disciplines. À l’inverse, le repérage aux Etats-Unis ne s’effectue en général qu’au niveau universitaire.
 
Le sprint occupe donc une place de choix dans l’identité sportive du pays, qui mesure maintenant la nécessité d’une évaluation précoce des capacités motrices des enfants scolarisés et d’une détection systématique des talents.
 
Vingt-et-un ans après, la Jamaïque récolte les fruits de son ingénieux système : elle est la deuxième nation mondiale d’athlétisme. De plus, des infrastructures sportives de qualité permettant aux athlètes de mieux s’entraîner sont apparues suite au développement économique
du pays. À l’inverse, certains pays africains ne possèdent qu’une piste en tartan9, bien souvent située dans la capitale polluée, et peinent donc à entraîner leurs athlètes.
 
7 Directeur du Copenhagen Muscle Research Centre au Danemark.
8 Pédiatre, médaillé des J.O. de Mexico et coordinateur de l’équipe nationale d’athlétisme de Jamaïque.

 
 
1.2.2. Intensité
 
Ce n’est pas le nombre de kilomètres encaissés par jour qui donneraient une telle force aux Africains du Sud, mais plutôt l’intensité de leur allure d’entraînement. Selon Tim NOAKES, chercheur à l’université de Cape Town, ces athlètes accomplissent 36% de leur kilométrage à plus de 87% de leur fréquence cardiaque maximale, contre 14% chez les coureurs Blancs. Il est évident qu’en forçant beaucoup plus, la casse est fréquente, mais le réservoir de champions kényans est si
vaste que cela n’a aucun impact sur la performance globale du pays.
 
Cela serait inimaginable ici en Belgique où les bons athlètes se font rares. On ne prend donc pas
de risque supplémentaire à pousser le coureur dans la zone rouge où il pourrait facilement exploser.
 
Pour eux, forcer est naturel. Ainsi, après une séance éprouvante de deux heures à courir sur les chemins de terre battue, il y en aura toujours bien un pour mettre une ultime accélération. Il se fera bien sûr emboîter le pas par tous les autres. Selon Véronique BILLAT, directrice du laboratoire d'étude de la physiologie de l'exercice de l'INSERM, les Kényans courent par à-coups à l’entraînement, placent des accélérations, ralentissent, repartent. C’est exactement le même type de course que représente un marathon où il faut être capable de faire varier les allures. Ainsi, ils auraient développé des fibres intermédiaires, entre lentes (endurantes mais faibles) et rapides (explosives mais vite fatigables), idéales pour la course de fond moderne.
 
De nombreux scientifiques s’accordent également à dire que le terrain d’entraînement au Kenya est plus propice à la performance car les athlètes courent sans cesse en montant ou en descendant, tandis que les Américains et Européens préfèrent le terrain plat et ne se livrent qu’à ce genre d’exercice une fois par semaine.
 
9 Piste composée de polyuréthane, dont la couleur de base est le rouge.

1.2.3. Effet de groupe
 
Le fait de s’entraîner avec un groupe qui peut se composer d’une cinquantaine de personnes présente un avantage psychologique énorme. Pas nécessairement car on est à l’abri du faible vent qu’il peut y avoir lorsque l’on court, mais parce qu’on a l’impression que c’est le groupe qui court, on se fait emporter par le mouvement et l’on reste absorbé par toutes les jambes autour de soi qui marquent le sol à une cadence régulière.

 

Les Kényans en bénéficient à chaque entraînement ou presque. Ce phénomène de communauté est également très marqué à l’intérieur des camps mêmes. La dizaine d’athlètes qui y vit partage les tâches, dort et mange ensemble. Les plus chanceux d’entre eux qui ont la possibilité de venir courir en Europe pour gagner de l’argent grâce aux primes de victoire déposent tous leurs gains dans le pot commun.

 

Les Kényans bénéficient presque tous du même entraînement, qui aurait été élaboré par Bruce TULLOH, un coureur de fond britannique, au début des années septante. Ils acceptent le programme sans le remettre en question.

 

Parfois, il est légèrement modifié au cas par cas par l’entraîneur personnel de l’athlète, mais ce dernier est rarement mis au courant. Ceux qui n’ont pas de coach se basent uniquement sur leur montre. Ils l’utilisent d’une manière qui leur est spécifique. Dans la vie de tous les jours, la plupart des Kényans sont assez relax, une heure de rendez-vous est approximative.

 

Mais quand il s’agit de courir c’est très différent : s’ils disent qu’ils partent à 6h10 et que vous arrivez à 6h11, vous manquerez le départ. Ils sont aussi ponctuels qu’une montre suisse. Ils courent en se basant sur le rythme strict de leur montre et se dispensent ainsi de réfléchir : quand elle donne le signal, ils accélèrent et ralentissent lorsqu’elle bipe à nouveau.

 

Si bien qu’aucun ne serait capable de dire combien de séquences ils ont fait sur leur entraînement s’il ne l’avait su d’avance. Cela leur épargne d’avoir à compter en courant, car lorsqu’on se fatigue, le cerveau s’embrouille facilement et l’exercice est compliqué par une chose aussi bénigne en apparence.

 

Contrairement aux coureurs européens et américains, personne ne tient de journal hebdomadaire des kilomètres qu’il a parcourus. Selon frère COLM, nous pouvons perdre la vision d’ensemble en voulant tout chronométrer pour l’analyser par la suite.

 

Les Kényans courent au « feeling », sans se préoccuper de la vitesse à laquelle ils courent, mais en fonction de leur forme et de leurs sensations du moment. Si faire partie d’une équipe est si important au Kenya, c’est parce que réussir en s’entraînant seul relève presque de l’impossible.

 

Les coureurs s’appliquent donc à courir le mieux possible dans leurs débuts afin d’attirer l’attention d’un directeur sportif étranger qui les logera, les nourrira et pourra les emmener courir en Europe, en échange d’un pourcentage sur les éventuels prix remportés. Une véritable motivation pour ces jeunes !

 

1.2.4. Altitude

 

Les personnes qui vivent en altitude depuis toujours ont développé des qualités morphologiques spécifiques pour qu’elles puissent s’adapter au milieu dans lequel elles évoluent, c’est-à-dire un milieu moins riche en oxygène que celui au niveau de la mer. Le corps doit faire des efforts supplémentaires afin d’apporter une quantité suffisante d’oxygène aux muscles pour que le métabolisme ne tombe pas en anoxie10, ce qui engendrerait une production plus rapide d’acide lactique11 et donc un moins bon rendement énergétique.

 

C’est notamment le cas des Kényans qui habitent sur des hauts plateaux situés à plus de 2000 mètres d’altitude. Il en va de même pour les athlètes qui partent en stage s’entraîner en altitude. Au début, la respiration est beaucoup plus rapide lors d’un effort et les muscles brûlent car l’acide lactique y est plus présent. Fort heureusement, le corps subit pendant cette période d’entraînement une série d’adaptations pour pallier le manque d’oxygène. Elles apparaissent généralement après un mois passé à une altitude supérieure à 1500 mètres et se caractérisent de la manière suivante :

• L’augmentation du nombre de globules rouges, cellules riches en hémoglobine assurant le transport de l’oxygène dans le sang.


• Formation accrue d’hémoglobine.


• Plus grande capacité d’absorption d’oxygène dans les poumons.

10 Faible ou nul en oxygène.
11 Substance notamment responsable des crampes musculaires.


• Augmentation de la vascularisation autour des muscles afin de fournir l’oxygène supplémentaire et d’éliminer les déchets.


• Accélération du rythme cardiaque.

Finalement, lorsque l’athlète revient à une altitude basse, il peut fournir plus d’oxygène à ses muscles et donc être plus efficace qu’auparavant, ce qui entraîne une amélioration de ses performances. Malheureusement, cet avantage se perd deux à quatre semaines après le retour à plus basse altitude, ce qui explique que de nombreux sportifs effectuent un stage en altitude pour préparer de grosses compétitions.

Tout a été scientifiquement prouvé. Les Kényans jouissent d’un avantage lié à leur vie en altitude. Toutefois, selon Bengt SALTIN, ce facteur ne revêt probablement pas une importance majeure

1.2.5. Repos

Pour les Kényans, le repos est une affaire sérieuse. La journée d’un athlète à plein temps est uniquement consacrée à courir, manger et dormir. Ce mode de vie ne leur permet pas d’envisager travailler. Ils comptent donc sur la générosité de leurs parents ou d’autres athlètes victorieux pour subsister. Il ne doit pas y avoir beaucoup de pays au monde où l’on peut quitter sa famille dans la pauvreté pour devenir un athlète, autrement dit pour passer la majeure partie de son temps à dormir ou se reposer.

 

Si les parents acceptent de financer leurs enfants, c’est qu’ils savent comme eux que courir peut rapporter le pactole. Au Kenya, l’entraînement est considéré comme un travail sérieux. Cependant, ils n’ont pas besoin de grand-chose car ils vivent de manière spartiate, sans électricité ni eau courante, une alimentation frugale. Ils sont capables de rester des heures à bavarder entre eux sans rien faire. En période de compétition, certains athlètes dorment jusqu’à seize heures par jour !

Lorsque les Anglais ne courent pas, ils font des achats, la cuisine ou rencontrent des amis. Par contre, les Kényans ne font que se reposer. Une étude récente réalisée par des chercheurs de Stanford sur des basketteurs affirme que ceux-ci sont plus rapides à la course et réussissent jusqu’à 9% de paniers en plus lorsqu’ils dorment davantage.

Selon Cheri MAH, chercheuse à Stanford, cette attitude du repos est propre aux Kényans, qui prennent pleinement le temps de s’y consacrer, au contraire des Occidentaux qui le sacrifient en première instance lorsqu’ils sont en manque de temps.

Le repos est donc un élément primordial dans le cycle d’entraînement d’un sportif, mais est très souvent considéré comme une perte de temps par les Occidentaux.

1.2.6. Alimentation

De nombreux athlètes kényans affirment toujours en plaisantant que le secret de leur incroyable rapidité est dû à l’ugali12 qu’ils mangent quotidiennement. Ce n’est peut être pas si anodin que cela. Il est évident que l’ugali à lui seul ne permet pas de former des coureurs de classe mondiale, mais il pourrait être un des facteurs qui prédestinent les Kényans à courir vite. Dans la vallée du Rift, tout le monde grandit avec une alimentation riche en hydrates de carbone13 et pauvre en graisses. Haricots, riz, ugali et légumes verts en sont la base, ils peuvent se les procurer facilement car la majorité des gens en cultivent chez eux. Parfois, les coureurs mangent de la viande ou boivent du lait. S’ils ne mangent pas de glaces, de gâteaux ou de fromage, tout ce dont les Occidentaux raffolent, c’est tout simplement parce qu’il est très difficile d’en trouver dans les petits villages comme celui d’Iten au Kenya.

De plus, même s’ils n’en boivent que très rarement de nos jours, le mursik, boisson à base de lait fermenté, mélangée au sang de vache et au charbon de bois, est un tonique au goût peu agréable mais très puissant. Lorsque que les athlètes revenaient au village après avoir gagné une grande course, ils étaient souvent accueillis avec une gourde contenant ce breuvage.

Il est une anecdote intéressante. L’histoire d’une équipe de chercheurs allemands qui voulaient analyser la physiologie des Kényans. Seulement, au lieu d’effectuer leurs études sur place, ils ont ramené un groupe de coureurs avec eux en Europe.

 

12 Ce plat typiquement kényan est composé de farine cuite à l’eau puis agglomérée en boule.
13 Glucides.

Cela a eu comme conséquence qu’en deux semaines seulement, les athlètes avaient pris cinq kilos. Il est rare que l’un d’entre eux dépasse les soixante kilos. Cela est bien sûr dû à leur entraînement intensif et à leur petite taille, mais aussi à leur nourriture qui ne contient presque aucune graisse.

2. Morphologie

Dans cette seconde partie, je vais m’atteler à la mesure de la part d’inné des coureurs noirs en course à pied. Nous sommes en effet tous issus d’une véritable loterie génétique qui, très cruellement, ne nous donne pas toutes les mêmes chances de réussir.

2.1. Chance génétique

On dénombre actuellement quelque 200 gènes associés de près ou de loin à la performance sportive. Parmi ceux-ci, certaines combinaisons sont plus associées au sprint ou à l’endurance par exemple. Alun Williams, généticien de la Manchester Metropolitan University, a isolé 23 variantes génétiques dites impeccables pour la pratique de l’endurance en course à pied, afin de trouver combien de personnes sur terre pourraient présenter ce caryotype parfait, et seraient donc idéalement prédisposées à l’endurance.

 

La réponse est stupéfiante : moins d’une personne sur 1014 posséderait la bonne combinaison, et puisque nous sommes un peu plus de sept milliards d’habitants sur terre, il y a de fortes chances que personne ne tire le bon numéro à la grande loterie du génome humain. Néanmoins, certains s’en rapprochent plus que d’autres, et c’est là au fruit du hasard qu’il faut s’adresser.

 

Nous naissons inégaux physiquement, c’est une certitude, et comme le dirait le célèbre journaliste Jean-François Kahn : « Les aptitudes moyennes d’un Scandinave grand et costaud à l’emporter en haltérophilie, au lancer du poids ou au basket, sont à l’évidence supérieures à celles du Pygmée de République centrafricaine. » Ross Tucker, coauteur d’un ouvrage sur la course à pied, The Runner’s body, a été en mesure de prouver que quinze années de pratique régulière d’une discipline ne font qu’augmenter les performances de 28% seulement.

 

C’est-à-dire que quelqu’un de doué peut sans problème battre une personne qui s’entraîne depuis de longues années et qui mange sainement. C’est un fait scientifique avéré que les gènes ont une conséquence majeure sur les performances athlétiques, autrement dit, que certains bénéficient de quelque chose d’inné, d’un don, alors que d’autres pas. C’est comme cela qu’on voit arriver des athlètes parmi l’élite après un an de pratique seulement.

 

Bien sûr, ce genre d’étude ne s’applique pas seulement à un certain génotype et nous concerne donc tous. La question est maintenant de savoir si certaines combinaisons génétiques sont pécifiques aux populations d’origines ouest-africaines et pourraient donc expliquer leur domination en sprint.

 

Gérard DINE, président de l’Institut biotechnologique de Troyes et professeur à l’Ecole centrale de Paris, en est certain. Fondateur du passeport biologique14, il a étudié les profils de pas moins de quinze mille sportifs de nationalités différentes et issus d’une vingtaine de disciplines distinctes, dont la course à pied. En analysant les traces biologiques laissées après l’effort par différents rugbymen, il a découvert que les Africains, les Antillais et les Afro-Américains, et donc ceux dont les compatriotes dominent le sprint mondial aujourd’hui, laissaient une trace différente des autres, caractérisée par un niveau d’enzymes musculaires plus élevé.

 

A ce jour, rien ne permet d’expliquer ce que les chiffres révèlent sur les « West Africans », mais Gérard Dine pense qu’il s’agit d’une association de gènes qu’on pourra identifier d’ici dix à quinze ans.

2.1.1. Gène du sprint

On pourrait peut-être expliquer l’avantage des « West Africans » en analysant leurs muscles, leurs fibres, leurs gènes. C’est ce qu’ont tenté de faire certains chercheurs menés par Rachael IRVING, enseignante à la faculté de médecine d’UWI et co-auteur du livre Jamaican Gold, Jamaican sprinters.

 

Ils ont rapidement mis en évidence la présence d’un gène du sprint : l’ACTN3. Celui-ci incite notre corps à produire une protéine, l’alpha-actinine 3, qui favorise l’explosivité des fibres musculaires et donc 14 document électronique relevant les résultats de contrôles antidopages subis par un sportif, ainsi que son profil hématologique (étude du sang) et son profil endocrinologique (régulation hormonale).

la vélocité15 et la vitesse qui aide les muscles à générer l'énergie nécessaire à une puissante contraction répétitive. Les formes de ce gène sont classées en trois catégories : forte (RR), faible (RX) et nulle (XX). Elles déterminent le degré de prédisposition au sprint d’un individu.


Étant donné que les Jamaïcains sont le meilleur exemple pour illustrer la domination des « West Africans » sur le sprint mondial, certains chercheurs des universités de Glasgow et des West Indies ont mené diverses études sur la population jamaïcaine afin de savoir si ce gène influençait directement la performance sportive. Ils démontrèrent que 98% des personnes possédaient la forme forte ou faible du gène (respectivement RR ou RX), alors que 2% seulement en était dépourvus.

 

Ceci pourrait donc expliquer la domination de ce peuple en sprint, étant donné que la presque totalité des Jamaïcains est naturellement dotée d’une forme forte ou faible du gène. Sans chercher à comparer ce résultat avec d’autres populations, blanches notamment, cette constatation fut vite considérée comme l’explication rationnelle que tout le monde recherchait afin d’expliquer la domination des West Africans sur le sprint. Ils possèdent le gène de la pure performance.

 

C’est du moins ce que tout le monde a cru pendant plus de cinq ans jusqu’à aujourd’hui. En effet, ce que nous pouvons maintenant appeler un mythe sera démonté par l’un des sept professeur
ayant lui-même découvert l’ACTN3, Daniel MACARTHUR. Il décide d’appliquer la même étude à la population kényane, réputée pour produire les meilleurs coureurs de fond de la planète, et donc située à l’opposé des sprinteurs. Les résultats sont surprenants : 99% des individus au Kenya possèdent la forme forte ou faible de ce gène, soit un taux plus élevé qu’en Jamaïque.

 

Les chercheurs à l’origine de la découverte du gène du sprint sont donc obligés de relativiser. Néanmoins, les Européens sont 82% à posséder une forme faible ou forte de ce gène, chiffre qui reste en deçà des résultats établis par les Jamaïcains ou les Kényans. Ces derniers sont donc plus nombreux à être prédisposés pour la course à pied.

15 Fréquence de la foulée.

La production d’alpha-actinine 3 est un facteur favorable à l’explosivité, et donc au sprint, mais l’on constate qu’il peut également interagir dans toutes les autres épreuves d’athlétisme, aussi bien en course à pied qu’en saut. Il est quasiment certain que des personnes telles Usain BOLT possèdent la forme faible ou forte de ce gène, mais cela n’explique pas tout. Des études ultérieures ont estimé à 75% le taux d’habitants de la population mondiale l’ayant aussi, mais qui ne monteront pourtant jamais sur un podium mondial ou olympique.

 

En revanche, une certitude fut établie : celle de l’incapacité à courir vite ou sauter loin à un haut niveau si l’on possède la forme nulle (XX). On peut dès lors affirmer que tous les athlètes de haut niveau, à de rares exceptions près, possèdent l’ACTN3. Depuis 2003, parmi des milliers de cas
étudiés, seul un sprinteur jamaïcain ayant atteint un niveau international fut doté d’une forme nulle (XX) d’ACTN3. En outre, si ce gène prédispose ses porteurs aux performances sportives, il n’est pas le seul.

 

En effet, le nombre de gènes du même type est estimé à deux cents. Cependant, il est avéré que l’état actuel d’avancement de la science sur le point génétique ne permet pas encore d’affirmer quelle combinaison de gènes produirait le parfait champion. Si certains gènes prédisposent certains athlètes à performer, ils font partie de l’interaction de centaines voire de milliers d’entre eux.

 

Les résultats obtenus par les différents chercheurs révèlent que le pourcentage de la population possédant l’ACTN3 est moins élevé chez les Occidentaux que chez les Africains, ces derniers seraient donc plus fréquemment avantagés. Il appartient maintenant à la science de nous dire à quel point. Selon le professeur australien Daniel MACARTHUR, le gène du sprint n’est pas inexistant, mais son potentiel athlétique ne doit pas être exagéré.

2.1.2. Trait drépanocytaire

Assez récemment, une nouvelle thèse, celle de l’avantage de porter le trait drépanocytaire, est apparue. Le trait drépanocytaire est la forme bénigne d’une maladie héréditaire, la drépanocytose, qui se caractérise par l’altération de l’hémoglobine, la protéine chargée de transporter l’oxygène dans le sang. On constate que si la drépanocytose touche cinquante millions de personnes dans le 22 monde, cette maladie est particulièrement fréquente dans les populations d'origine africaine subsaharienne (elle y touche jusqu’à 2% des nouveaux nés) et des Antilles. Selon le professeur Olivier Hue, aujourd’hui à la tête du laboratoire ACTES16 de l’université des Antilles et de la Guyane, les globules rouges des porteurs sains17 présenteraient une meilleure capacité à véhiculer le lactate18 dans le sang, et de cette manière à l’éliminer plus facilement, même dans des concentrations élevées engendrées par les épreuves de sprint. En effet, plus on court vite, plus on produit de lactate.

 

Pour en avoir la confirmation, Laurent Marlin, étudiant du laboratoire dirigé par le professeur Hue, a rassemblé seize sprinters de l’équipe de France, dont dix femmes. Il s’est avéré, suite à des tests sanguins, que deux hommes et une femme étaient porteurs du trait drépanocytaire. Ce sont aussi ces deux athlètes masculins qui étaient les plus performants du groupe, l’avantage des porteurs sains en sprint a donc été expérimentalement prouvé. Des constatations du même genre ont été retrouvées auprès de coureurs ivoiriens.

Le trait drépanocytaire favorise donc les porteurs sains à mieux encaisser les poussées acides et donc à courir plus vite, qu’ils soient Blancs ou Noirs. Étant donné que la drépanocytose est assez répandue en Afrique subsaharienne, ces populations affichent plus de porteurs sains et donc plus de personnes prédisposées au sprint.


D’autre part, une bonne gestion de cet acide lactique avantage aussi les coureurs de fond. Selon le physiologiste Bengt SALTIN, les Kényans utilisent jusqu’à 10% d’oxygène en plus lors d’une inspiration que les sujets danois étudiés. Ils résistent donc mieux à l’épuisement.

2.2. Répartition des masses (hauteur du nombril)

Des chercheurs de l’université de Duke en Caroline du Sud (Etats-Unis) ont eu l’idée de s’intéresser à la répartition des masses au sein même des corps des athlètes blancs et noirs, afin d’y analyser les différentes forces à l’oeuvre lors de la course. Au terme de calculs dont je vous épargnerai les détails, ils ont démontré que le sprint était une succession de chutes vers l’avant, suivies, bien évidemment, de redressements plus ou moins rapides selon les individus pour que ceux-ci ne se retrouvent pas au sol. La capacité à courir vite serait alors liée à une bonne gestion de ces pertes d’équilibre engendrées par la course à pied. Si l’on se réfère au monde animal, on peut constater que les plus rapides sont ceux qui possèdent de longues pattes et un corps assez court (l’autruche par exemple).

 

À l’inverse, les espèces qui courent mal, comme le cochon en dodelinant fortement du chef, sont désavantagées car elles effectuent toute une série de mouvements superflus avec leur corps qui leur procurent des dépenses d’énergie supplémentaires. Une morphologie adéquate permet donc d’absorber les oscillations du centre de gravité sans que le haut du corps n’en soit trop affecté et
influence donc la vitesse de course.

 

Et chez nous ? Les chercheurs ont établi des statistiques sur la hauteur du centre de gravité entre Blancs et Noirs, à taille égale. Il ressort que celui de ces derniers serait situé 3% au-dessus de celui des Blancs. D’autre part, étant donné que la hauteur du centre de gravité est directement donnée
par celle du nombril situé à environ 56% de la hauteur du corps humain, les coureurs noirs tireraient en partie cet avantage de vitesse (de 1,5% selon l’étude) par un nombril plus haut placé.

16 Adaptations au Climat Tropical, Exercice et Société.
17 Personnes atteinte de la forme atténuée de la maladie.
18 Forme ionisée de l’acide lactique, un des produits clés de la production d’énergie dans les muscles.


2.3. Extrémités plus fines

Les résultats des recherches de Bengt Saltin19 ont également mené à la constatation suivante : les Kényans ont des mollets plus fins, ce qui leur procure un avantage de poids d’environ 400 grammes pour chaque jambe. Or, on sait que plus un membre est éloigné du centre de gravité, plus l’énergie à donner pour le mettre en mouvement est grande. Celle-ci est chiffrée à 1% d’oxygène en plus par 50 grammes de chair. Par calculs, Saltin a démontré que les Kényans économisaient jusqu’à 8% d’énergie sur un kilomètre parcouru. De manière générale, posséder des extrémités très fines (poignets, chevilles) ou des os fins semblent conférer un avantage important en terme de rendement.

19 Déjà cité précédemment.

Déplacer un membre s’avère en effet moins coûteux s’il est plus léger. Le poids moyen des trente coureurs qui ont à ce jour franchi la barrière des vingt-sept minutes sur dix kilomètres est de cinquante-six kilogrammes. Au niveau de la taille, la mesure est d’un mètre septante en moyenne. Si ces paramètres influencent tant la performance sportive, c’est que pour un apport nutritionnel identique, la dépense énergétique s’avère être moins coûteuse. Le mécanisme digestif ne permet pas d’assimiler les glucides à raison de plus d’un gramme par minute d’effort soutenu. Les athlètes d’un petit gabarit ont donc la même capacité d’approvisionnement que ceux d’une masse
importante mais dépensent moins d’énergie.

 

Ils se fatiguent donc moins. Sur le plan biologique, les échanges thermiques dépendent du rapport entre la surface corporelle et la masse de l’individu, ils sont donc d’autant plus élevés que le celui-ci est petit. À température et vitesse égale, le corps permet une meilleure évacuation de la chaleur et retarde l’élévation de la température centrale jusqu’à une valeur seuil20 (41°c).

3. Psychologie / motivation

Ce n’est pas à démontrer, à valeur physique et technique équivalente, un mental de haut niveau différencie le champion du simple sportif. Il est néanmoins compliqué d’évaluer sa part dans la performance, mais elle est souvent prépondérante. En effet, les objectifs d’une préparation mentale sont multiples : gérer le stress, la souffrance, améliorer les troubles de sommeil, corriger un geste technique,… on ne peut s’en passer pour performer au plus haut niveau. Il semblerait que les Noirs, et les Kényans en particulier, aient aussi un avantage dans ce domaine. Ce dernier chapitre vous aidera à comprendre le pourquoi de cette psychologie impressionnante.

3.1. Jeux olympiques de Berlin

20 À ce stade, le cerveau met fin à cet effort traumatisant pour l’organisme et la santé.

Les Jeux olympiques de 1936 se déroulèrent à Berlin en Allemagne, qui fut, pour la seconde fois, désignée comme pays organisateur. Cependant les olympiades de 1916 avaient été annulées en raison de la première guerre mondiale. Dans le contexte du moment, ces Jeux prirent vite une tournure politique, que le Comité international olympique n’aurait su anticiper cinq ans plus tôt lorsqu’il confia l’organisation à la République de Weimar. En 1933, profitant de la fragile démocratie allemande, Adolf HITLER accède au pouvoir et instaure le régime nazi. Réalisant cela, plusieurs pays invitèrent au boycottage et tentèrent de créer des jeux alternatifs, les Olympiades populaires, à Barcelone.

 

En plus des difficultés d’organisation, le déclenchement de la guerre d’Espagne en compromit définitivement le projet et les Jeux se tinrent tout de même à Berlin, dans une atmosphère de xénophobie et d’antisémitisme. En effet, HITLER voulait user de cet événement international pour tenter de faire valoir sa propagande du nazisme et les théories sur la « supériorité athlétique » de la race aryenne. Cependant, le régime nazi fraîchement mis en place tint tout de même à dissimuler la violence de sa politique raciste.

 

À l’insu des touristes venus en masse, une grande majorité des panneaux antisémites21 avaient été enlevés, et l’on avait vivement encouragé la presse à radoucir ses attaques. De plus, un immense complexe sportif avait été construit, et des drapeaux olympiques à l’emblème de la svastika22 flottaient dans toute la capitale. HITLER tenta donc de donner une fausse image pacifiste de l’Allemagne aux spectateurs et journalistes du monde entier pour rassurer l’Europe quant à ses intentions belliqueuses. Il utilisa ces Jeux pour renforcer l’adhésion populaire au régime nazi. Il interdit tout de même aux Juifs et aux Tsiganes d’intégrer l’équipe olympique.

Malgré ce climat hostile, les Jeux de 1936 marquèrent un tournant dans l’histoire de la ségrégation raciale dans le sport. Jesse OWENS, Américain noir et héros de cette olympiade, remporta successivement le titre sur 100 mètres, 200 mètres, la longueur et 4x100 mètres avec ses compatriotes. Jesse OWENS est né le 12 septembre 1913 à Oakville, dans l’Alabama. Il est le septième enfant d’une famille qui en comptera onze. Il devrait son nom de famille, OWENS, à un propriétaire d’esclaves.

21 Discrimination, hostilité ou préjugés abusifs à l'encontre des Juifs.
22 Croix gammée.


Descendant d’émigrants africains en 1830, Jesse OWENS est sans doute un des sportifs qui a le plus marqué l’histoire. Il suffit d’ouvrir n’importe quel livre sur le sujet pour se rendre compte que cet homme a marqué l’humanité comme n’importe quel autre athlète auparavant, en égalant ou en battant six records du monde le 25 mai 1935 et en remportant quatre titres olympiques l’année suivante à Berlin.

 

Il est aussi souvent considéré comme le premier sportif noir de renommée internationale. De cette
manière, il infligea un cinglant démenti aux théories nazies sur la prétendue supériorité de la race aryenne. Malgré sa peau noire, OWENS se vit réserver un accueil triomphal auprès des Berlinois. Cette ardeur ne fut assurément pas partagée par HITLER, qui quitta la tribune pour ne pas saluer le vainqueur du cent mètres, car il était noir.


L’Allemagne sortit victorieuse de « ses » Jeux olympiques. Elle était en tête du classement du nombre de médailles avec quatre-vingt-neuf métaux précieux contre cinquante-six pour les Etats-Unis qui terminent deuxièmes. De plus, elle reçut les congratulations des visiteurs pour l’organisation.

 

HITLER avait réussi son coup : on considérait enfin son pays en harmonie avec les autres nations et son peuple était à nouveau apprécié. Seuls quelques-uns comprirent ce qui se dissimulait derrière cette mascarade. Quand les Jeux furent terminés, HITLER revint à ses plans grandioses pour l’expansion de l’Allemagne. Trois ans après, l’organisateur «hospitalier» et «pacifique» déclenchait la Seconde Guerre mondiale, tristement célèbre pour la Shoah23. Malgré tout, en ridiculisant les théories nazies sur la pureté de la race blanche, Jesse OWENS et ses quatre victoires à Berlin ont persuadé et convaincu la communauté noire à l’échelle du globe qu’elle était douée pour le sprint. Cette foi est née aux Etats-Unis et s’est répandue dans le reste du globe, aux îles Caraïbes en particulier24.

 

Comme je l’expliquerai plus en détail dans la suite de ce travail, c’est à partir de cette année que les Blancs ont commencé à se méfier et à croire que si leur adversaire était Noir, alors ce dernier pourrait plus facilement l’emporter. Les chiffres le confirment.

23 Génocide juif.
24 Cette théorie est celle de Renaud LONGUEVRE, entraîneur national français chargé du sprint.


On peut clairement voir que 1936 est une date clé dans la chronologie d’établissements des records du monde du 100 mètres. À partir de cette année, seuls quatre sprinters blancs ont battu le record du monde, alors qu’une trentaine de Noirs ont réalisé cet exploit25. Puisque les Noirs ont vu Jesse OWENS s’imposer à Berlin, une idée va germer au fond d’eux. Celle qui les poussera à croire qu’HITLER avait tort et qu’une égalisation reste possible. Depuis, les représentants noirs de l’Oncle SAM ainsi qu’une ribambelle d’athlètes noirs écrasent les Blancs sans commune mesure.

3.2. Une manière de sortir de la pauvreté

Les enfants kényans qui s’orientent vers la compétition vers l’âge de quinze ans passeront à cent kilomètres d’entraînement hebdomadaires. Il s’agit déjà là d’une grosse charge de travail. À titre de comparaison, ils parcourent déjà ce qu’un modeste coureur belge fait à vingt-cinq ans, pic de forme d’une vie humaine pour les athlètes. À cet âge, on estime qu’ils sont déjà formés à soixante pourcents. Il n’en reste pas moins que ces adolescents tiennent toujours à fréquenter l’école, rêvant du diplôme qui pourrait leur faire découvrir le monde.

 

Ils doivent ainsi s’entraîner avant d’y aller. Ceux qui ont la chance que leur bidonville soit à proximité d’un champ non affecté peuvent s’y entraîner, mais a contrario, les banlieusards partent avant que les embouteillages se forment. Il est donc fréquent de croiser de jeunes coureurs dès
quatre heures du matin.

 

Paradoxalement, s’ils tiennent tant à y aller, l’école ne leur apprend pas grand-chose. Ils sont en effet quatre-vingts par classe, pour deux professeurs bénévoles seulement, à s’entasser dans des locaux minuscules à trois ou quatre par pupitre. Puisque se distinguer en classe relève de l’impossible, les jeunes ont donc trouvé un autre moyen de fuir la pauvreté : courir. Et pour cela, dans leur jargon, il faut être « spotted », repéré, afin d’être intégré dans une équipe locale. Dans ces régions, ceux-ci ont pour avenir deux possibilités : soit ils courent et tentent de se faire repérer par un entraîneur ou un agent qui pourra les emmener sur les plus grandes compétitions des circuits européens et américains, soit ils travaillent aux côtés de Leurs parents, à la ferme par exemple.

 

25 Le record actuel du 100 mètres est détenu par Usain BOLT en neuf secondes cinquante-huit centièmes. Cette performance fut réalisée aux championnats du monde à Berlin en 2009.

Ceux qui n’arrivent pas à percer dans la course à pied sont sujets à tomber dans l’alcoolisme ou la drogue, car là-bas le taux de criminalité, de drogués et de pauvreté y est parmi les plus élevés d’Afrique26. Le sport, et l’athlétisme en particulier, est donc un moyen formidable d’échapper à la misère. Il peut véritablement servir d’ascenseur social pour des jeunes issus de classes défavorisées, car cela leur permet souvent de faire des études par la suite et d’accéder à un statut plus enviable. C’est aussi une façon de remercier ses parents qui ont tout sacrifié. (voir point 1.2.5.)


Au Kenya, la généralisation de la course à pied a coïncidé avec l’augmentation des dotations de prix : quand courir était encore un sport amateur, le pays a produit quelques grands athlètes issus de l’armée ou bénéficiaires de bourses d’étude dans des universités américaines. C’est avec l’apparition du professionnalisme dans les années quatre-vingts, lorsque les athlètes ont commencé à être payés pour participer à des compétitions et y ont remporté des prix, que les Kényans ont véritablement dominé la scène internationale.

 

Récemment, leurs succès sur route, là où l’on brasse le plus d’argent27, ont même dépassé leur succès sur piste. Presque tous les grands marathons sont gagnés par un Kényan, alors qu’ils n’ont remporté que le 5000 et le 10000 mètres hommes aux derniers championnats du monde28. On peut donc constater que leur réussite correspond aussi aux sommes d’argent de plus en plus élevées mises en jeu.

 

Poussés par la volonté de transformer leur vie ainsi que celle de leur famille, les Kényans se surpassent en course. Leurs enjeux sont beaucoup plus importants. Quand les jambes ne peuvent plus suivre, c’est l’esprit qui prend le relais, tiré par une force mentale affûtée à l’extrême. C’est pour cela que l’Afrique de l’Est connaît une véritable tradition de la course à pied. Car ceux qui percent deviennent des héros nationaux. Là-bas, faire du sport signifie courir, ils respectent la course à pied et la chance qu’elle offre en la vénérant presque.

 

26 Selon l'indice 2010 de perception de la corruption établi par Transparency International, le Kenya est classé 154e avec un score de 2,1 sur 10

27 Le marathon de Dubaï est l’un des plus richement dotés. Le vainqueur se voit octroyé une prime de 250.000 dollars, augmenté d’un million pour un éventuel record du monde sur la distance.
28 Les derniers championnats du monde d’athlétisme se sont déroulés du 27 août au 4 septembre 2011 à Daegu, en Corée du Sud.

 

Il n’est pas nécessaire d’accéder au rang de champion olympique pour que les Kényans parlent de leur entraînement avec une dévotion quasi religieuse. Chez nous en revanche, courir est probablement la dernière chose à faire si l’on vise une quelconque reconnaissance sociale. Les sportifs sont souvent considérés comme des originaux incapables de rentrer dans la norme de la société actuelle.

 

J’en fais moi-même régulièrement les frais, malgré mon modeste niveau. Au Kenya, tous ceux qui sont capables de courir y consacrent leur vie. À chaque compétition, un afflux de spectateurs envahit les bas-côtés de la course. Ici, beaucoup courent uniquement pour garder la forme. Là-bas, ils courent pour avoir une vie meilleure, pour nourrir leur famille et pour battre des records du monde.

3.2.1. Avantage du rudimentaire

Paradoxalement, si des athlètes deviennent riches grâce à la course à pied, leur équipement au camp reste très rudimentaire. Ils tiennent à garder un mode de vie sommaire. Modifier cette façon de vivre reviendrait à tout risquer, car c’est elle qui les a menés là où ils sont actuellement. Quitter le camp pour un mode de vie plus modeste leur ferait perdre un avantage crucial et difficile à retrouver. Afin d’éviter un tel bouleversement, ils continuent de se partager les tâches du camp.

 

Chacun sait ce qu’il a à faire et l’effectue sans broncher, même s’il s’agit de nettoyer les toilettes, qui se composent uniquement de trous dans le sol. Malgré ce manque de confort, les Kényans et les Ethiopiens sont capables de se soumettre à une rigueur spartiate d’entraînement, comme en témoignent les fameux camps de la région de l’Eldoret dans la vallée du Rift.

 

Le premier fut lancé en 1989 par le frère irlandais Colm O’CONNELL, qui fut chargé de sélectionner des athlètes pour les premiers Championnats du monde juniors à Athènes. Sur les neuf coureurs qui composaient son équipe, tous récoltèrent une médaille, dont quatre d’or. C’est à
la suite de ce succès retentissant que le premier camp fut créé.

 

Il en existe maintenant cent vingt à Iten et aux alentours. Ils rassemblent environ deux mille athlètes qui s’y réunissent pour s’entraîner deux à trois fois par jour : un réveil musculaire à 6h30, suivi d’une séance de vitesse à 9h00 à un décrassage vers 16h30. Frère COLM est considéré par les athlètes kényans comme le parrain de la course kényane et est une légende à leurs yeux. Il a notamment entraîné Wilson KIPKETER, ancien détenteur du record du monde du 800m ainsi que David Rudisha, ayant battu à deux reprises le record du monde de KIPKETER et champion olympique dans la distance aux derniers Jeux de Londres cet été.

3.2.2. Brièveté de carrière

Les coureurs kényans sont tous issus d’un milieu pauvre et sont peu éduqués. Lorsqu’ils gagnent une course importante à l’étranger, tout le village célèbre leur réussite et le vainqueur est alors presque placé comme le chef du village et sollicité par tous. Comme le raconte Renato Canova, un célèbre entraîneur italien à Iten, un de ses athlètes qui participait aux Championnats du monde en 2005 recevait toutes les deux heures un appel téléphonique de personnes restées aux Kenya qui voulaient savoir où placer les fenêtres de l’immeuble qu’ils construisaient. Les athlètes ne peuvent être dérangés à ce point, il leur faut se concentrer sur leur entraînement, et particulièrement en période de compétitions.

 

Des camps d’entraînement ont donc été créés. Malgré cela, il arrive fréquemment que lorsque l’un d’entre eux a amassé suffisamment d’argent avec ses victoires, il décide de quitter le camp et se laisse aller, après de longues années de sacrifices. Pour cela, le facteur héréditaire est quasi
nul en course à pied.

 

En effet, aucun champion olympique du 100 mètres n’a donné naissance à un excellent sprinter, et presque aucun grand coureur kényan n’a pu voir sa progéniture triompher à son tour. Les parents ont gagné suffisamment d’argent pour que leur enfant ne doive plus se rendre à l’école en courant par exemple. Ils ne veulent pas lui faire connaître les mêmes difficultés. Du coup, l’enfant ne développe pas les mêmes qualités physiques que les autres enfants de son âge et cela se répercute tout au long de sa vie.

3.2.3. Force d’exemple

L’orientation sportive d’un individu dans ses débuts est incontestablement influencée par ses parents. Dans tout pays, l’afflux auprès des différentes ligues sportives dépend fortement des résultats de l’équipe nationale, ou des prouesses réalisées par un compatriote. Par exemple, après les excellentes performances de Christophe LEMAITRE sur cent mètres aux championnats du monde de Deagu, les clubs d’athlétisme en France ont dû faire face à une affluence phénoménale et inhabituelle d’enfants suite aux exploits de leur champion. Les athlètes et leurs succès influencent donc aussi de manière significative la façon de penser des jeunes.

 

 

Christophe et l’équipe de France leur donnent l’essentiel pour persévérer assidûment : de l’espoir, celui de devenir comme leurs modèles. Au Kenya, ce phénomène existe surtout avec la course de fond. Comme les Kényans dominent la scène internationale, tous les jeunes des petits villages aspirent à devenir comme leurs champions. Ils s’y réfèrent beaucoup. Quand ils courent leur tour, ils sont persuadés de leur supériorité sur le reste de la planète et cela leur donne un énorme avantage.

 

En effet, plus on se persuade de l’invincibilité des Kényans, plus nous sommes désavantagés psychologiquement lors des compétitions. Si sur une grille de départ, un coureur européen s’attend automatiquement que tous les coureurs kényans présents soient plus rapides que lui, cela affecte fort sa performance finale. Et inversement.

3.2.4. Régression blanche

La vraie question ne devrait pas être de savoir pourquoi les Noirs gagnent, mais pourquoi les Blancs ne gagnent pas. On analyse souvent cette domination du côté des populations noires, mais qu’en est-il du côté des Occidentaux ? La domination des athlètes de l’Afrique de l’Est sur les courses de fond est encore plus marquée par le fait que les Occidentaux soient de plus en plus lents, augmentant ainsi l’écart entre les deux rangs de performances. Malgré tous les progrès accomplis en matière d’entraînement, de nutrition et de kinésithérapie, l’augmentation de la qualité et du nombre de compétitions, les récompenses de plus en plus élevées, nous sommes sur
la pente descendante. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.

 

Si en 1975, vingt-trois marathons ont été courus en moins de deux heures vingt minutes par des Britanniques, trente-quatre par des Américains et aucun par des Kényans, la tendance s’est aujourd’hui inversée. En 2005, douze Britanniques et vingt-deux Américains seulement avaient effectué des temps sous les deux heures vingt alors que cent nonante Kényans étaient passés sous cette barre. Lorsque les Kényans progressent, les Occidentaux régressent, et cela depuis leur plus jeune âge. Nous devenons de plus en plus sédentaires et notre alimentation se déséquilibre.

 

Nous mangeons de plus en plus gras et salé, alors que les Kényans se contentent encore de leur traditionnel ugali, riche en glucides. D’après l’Organisation mondiale de la santé, le taux
d’obésité aurait triplé aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne depuis 1980. Tous ces facteurs se regroupent pour faire pencher la balance du même côté et multiplient sans cesse les victoires kényanes dans les épreuves de fond en course à pied.

Je pense donc que seul le développement économique du Kenya permettra aux Blancs de rivaliser avec les athlètes de ce pays. Quand ils posséderont des voitures, qu’ils auront accès à d’immenses supermarchés et iront régulièrement au fast-food, alors ils descendront au niveau des Blancs.

Conclusion Pour avoir analysé le travail de nombreux chercheurs, je peux à présent affirmer que la réponse à la question sur la domination noire en course à pied diverge fortement d’un individu à l’autre. Chacun s’en fait sa propre opinion et ce travail m’a aidé à forger la mienne, sans tomber dans les a priori de simples observateurs, qui privilégient directement la thèse génétique sans s’attarder à analyser d’autres facteurs.

Je ne veux pas minimiser les incroyables exploits des Kényans ou des Jamaïcains en présumant l’existence d’un éventuel avantage génétique qui leur serait propre. On aurait alors tendance à oublier le travail acharné qu’ils ont accompli, leur détermination, leur force de caractère, pourtant dignes de toute notre admiration. De plus, si tant d’individus appartenant à un groupe ethnique gagnaient tant de courses parce qu’ils possèdent un avantage purement génétique, les autres athlètes n’auraient plus qu’à baisser les bras. Il est donc périlleux d’aboutir à de telles conclusions. Je suis donc de ceux qui pensent que la thèse génétique ne répond pas à tout. D’ici quelques dizaines d’années environ, la communauté scientifique sera sans doute capable de donner clairement son opinion, mais pour l’instant elle n’en est qu’à ses balbutiements, en matière de prédispositions morphologiques du moins. Cela fait une décennie que Yannis PITSILADIS travaille inlassablement sur le sujet et selon ses propres dires, il n’a pas pu trouver chez les Africains de l’Est un seul gène expliquant leur succès phénoménal en course de fond.

 


Si le fait d’appartenir à de spartiates camps d’entraînement, de courir en groupe et en altitude, d’accorder une importance capitale au repos et à l’alimentation, d’être détecté tôt, de posséder un profil morphologique proche de la perfection semblent donner la clé du mystère, je pense qu’il faut donner raison à la volonté de s’en sortir, d’améliorer sa condition ainsi que celle de sa famille qui a souvent tout sacrifié pour tenter de percer.

 

Les humains sont devenus des coureurs au fil de millions d’années  d’évolution, non pas par amusement, mais parce que c’est une question de survie. Vivre ou mourir dépendait uniquement du fait d’attraper ou non l’antilope. Il est donc logique que, même au vingt-et-unième siècle, ceux qui courent pour survivre réussissent mieux que les autres. Quand leurs jambes les lâchent, c’est leur instinct qui les pousse à continuer. La soif de réussite est pour moi le facteur qui influence le plus la domination noire, et kényane en particulier, en course à pied.

 

D’ailleurs les grands champions kényans sont tous issus de milieux pauvres et agricoles. Il n’y a pas encore eu d’athlète citadin possédant un haut potentiel au Kenya. La vie de la classe rurale y est très dure, il faut conduire les troupeaux, bêcher les champs et aller partout en marchant, y compris à l’école. C’est éprouvant au quotidien, rien de tout cela n’est accompli dans l’intention de devenir champion. Cette envie d’imiter leurs modèles ne vient que plus tard dans leur éducation. Du seul fait qu’ils passent leur jeunesse sur les pentes escarpées de la vallée du Rift, loin des grandes villes et des techniques inventées par les Occidentaux pour se rendre la vie plus confortable, les Kényans finissent par exceller dans le sport le plus naturel du monde. D’autre part, se limiter à un seul facteur majeur de réussite s’avèrerait être complètement faux.

 

Le niveau auquel sont arrivés de nombreux coureurs Kényans et Jamaïcains n’est pas le fruit d’une seule causalité. Tous les points répertoriés au long de mon travail académique font partie du puzzle, même si certaines caractéristiques sont plus importantes que d’autres. Il est par exemple indéniable que les gènes ont un effet significatif sur la performance sportive.

 

Un médaillé olympique est obligatoirement génétiquement prédisposé pour sa discipline. Néanmoins, sans une charge de travail suffisante, ce seul don ne peut les propulser au sommet. Les Kényans en sont la preuve. Encaisser trois entraînements par jour n’est pas rien et cela est nécessaire pour dominer la scène mondiale.

Un événement récent me fait toutefois prendre distance par rapport au travail que je viens d’effectuer. Il s’agit en effet de la première suspension d’un marathonien kényan, Wilson Loyanae Erupe, vainqueur du marathon de Séoul en 2012, pour usage d’EPO29. Cet athlète ne mérite pas l’estime que j’ai pour les coureurs de ce pays. Je suis d’autre part convaincu qu’on ne peut pas faire une généralité de son cas.

29 Hormone augmentant le nombre de globules rouges du sang.

Si je devais terminer par un mot pour caractériser ce travail, il serait « émotion ». J’ai lu les récits de nombreuses aventures humaines passées au Kenya, celle de Adharanand Finn notamment, et cela m’a fort touché. Je suis ravi que mes recherches m’aient poussé à lire de splendides livres. Désormais, je regarderai d’un oeil encore plus fasciné un athlète noir battant un record du monde avec cette impression de facilité déconcertante. Et qui sait, peut-être un jour aurai-je le plaisir de fouler les longues pistes de terre battue de la grande vallée du Rift…


Bibliographie

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3. FINN (A.), Courir avec les Kenyans, Paris, J.-C. Lattès, mai 2012.

4. GOETGHEBUER (G.), Qu’est-ce qui fait gagner les Noirs ?, Sport et vie, numéro 67, parution en juillet 2001, pages 32 à 45.

5. LECLAIRE (J-P), Pourquoi les Blancs courent moins vite, Mesnil-sur-L’Estrée, Grasset, mai 2012.

6. LEIBLANG (G.), Usain Bolt, l’homme le plus rapide du monde, 191 minutes.

7. MICHEL (N.), Mollets noirs et blancs mollets, http://www.jeuneafrique.com/Article/LIN08084mollestello0/, consulté le
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8. MULTIPLE AUTEURS, http://fr.wikipedia.org/, consulté à de nombreuses reprises.

9. MURATORE (A.), L’étude dont tout le monde parle, http://www.yanoo.net/news/2337-l_etude_dont_tout_le_monde_parle.html
consulté le 27/01/2013 à 17h43, mise en le ligne le 23/09/2012 par Christophe, Webmaster.

10. CORINNE N (nom inconnu), Nous sommes tous africains !, http://blogs.mediapart.fr/blog/corinne-n/250712/nous-sommes-tous-africains, consulté le 10/01/13 à 15h30, dernière mise à jour le 25/07/12.


11. « SPORTIFMYTHO », Quelle est la morphologie idéale pour courir le marathon ?, http://www.sportifmytho.com/article-la-morphologie-idealepour-la-course-a-pied-93027170.html, mis en ligne le 17 décembre 2011 et consulté le 2 février 2013 à 14:54.

 




Nicolas TILMAN

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